[...] L’on m’avait appris à réciter à peu près décemment les vers, ce à quoi déjà m’invitait un goût naturel ; tandis qu’au lycée (du moins celui de Montpellier) l’usage était de réciter indifféremment vers ou prose d’une voix blanche, le plus vite possible et sur un ton qui enlevât au texte, je ne dis pas seulement tout attrait, mais tout sens même, de sorte que plus rien n’en demeurait qui motivât le mal qu’on s’était donné pour l’apprendre. Rien n’était plus affreux, ni plus baroque ; on avait beau connaître le texte, on n’en reconnaissait plus rien ; on doutait si l’on entendait du français. Quand mon tour vint de réciter (je voudrais me rappeler quoi), je sentis aussitôt que, malgré le meilleur vouloir, je ne pourrais me plier à leur mode, et qu’elle me répugnait trop. Je récitai donc comme j’eusse récité chez nous.
Au premier vers ce fut de la stupeur, cette sorte de stupeur que soulèvent les vrais scandales ; puis elle fit place à un immense rire général. D’un bout à l’autre des gradins, du haut en bas de la salle, on se tordait ; chaque élève riait comme il n’est pas souvent donné de rire en classe ; on ne se moquait même plus ; l’hilarité était irrésistible au point que M. Nadaud lui-même y cédait ; du moins souriait-il, et les rires alors, s’autorisant de ce sourire, ne se retinrent plus. Le sourire du professeur était ma condamnation assurée ; je ne sais pas où je pus trouver la constance de poursuivre jusqu’au bout du morceau que, Dieu merci, je possédais bien. Alors, à mon étonnement et à l’ahurissement de la classe, on entendit la voix très calme, auguste même, de M. Nadaud, qui criait encore après que les rires enfin s’étaient tus.
« Gide, dix. (C’était la note la plus haute.) Cela vous fait rire, messieurs ; eh bien, permettez-moi de vous le dire : c’est comme cela que vous devriez tous réciter. »
J’étais perdu. Ce compliment, en m’opposant à mes camarades, eut pour résultat le plus clair de me les mettre tous à dos. On ne pardonne pas, entre condisciples, les faveurs subites, et M. Nadaud, s’il avait voulu m’accabler, ne s’y serait pas pris autrement. Ne suffisait-il pas déjà qu’ils me trouvassent poseur, et ma récitation ridicule ? [...]
Ce stupide succès de récitation, et la réputation de poseur qui s’ensuivit déchaînèrent l’hostilité de mes camarades ; ceux qui d’abord m’avaient entouré me renoncèrent ; les autres s’enhardirent dès qu’ils ne me virent plus soutenu. Je fus moqué, rossé, traqué. Le supplice commençait au sortir du lycée ; pas aussitôt pourtant, car ceux qui d’abord avaient été mes compagnons ne m’auraient tout de même pas laissé brimer sous leurs yeux ; mais au premier détour de la rue. Avec quelle appréhension j’attendais la fin de la classe ! Et sitôt dehors, je me glissais, je courais.
André Gide. Si le grain ne meurt. Gallimard, éditions.
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